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Quelle ville sommes-nous ?

Billet

Comme à l’époque de la Neustadt, qui conjuguait un mouvement urbain (et un projet politique) aux opportunités et exigences de l’arrivée de la société industrielle, Strasbourg vit aujourd’hui une mutation historique.

Cette mutation est double : une mutation territoriale qui amène la ville à retrouver le Rhin comme élément structurant – voire re-fondateur - de son identité et de sa géographie, une mutation plus globale qui consiste notamment à considérer et intégrer l’émergence d’une société numérique pour inventer un upgrade du modèle développé par la société industrielle sur les fondements historiques de la cité.

Cette mutation a ainsi le devoir d’intégrer, pour les mettre en « projet de ville », les « grandes forces contraignantes » de l’époque : poussées démographiques, explosion urbaine, mutation des modes d’expression et de gouvernance démocratique, crise environnementale, globalisation économique et révolution numérique.

Devant les défis posés par ces enjeux qui se synchronisent particulièrement à l’échelle de la ville, Strasbourg doit inventer un projet singulier qui les transcende pour « faire ville » et se projeter dans une re-fondation du « vivre ensemble » dans un territoire nourri de sens commun.

Construire Strasbourg à partir de Strasbourg

Déployant géographiquement la ville vers l’Est, inversant son sens de lecture pour passer à 360°, Strasbourg retrouve son Port et le Rhin et embarque les grands projets urbains du siècle et demi qui vient de passer (Neustadt et Esplanade) dans un mouvement urbain qui refonde une nouvelle fois la ville. La mutation qui est en cours va déplacer le centre de gravité de Strasbourg à l’Est, le faisant sortir enfin de l’Ellipse, lui faisant rencontrer l’Allemagne. Ce déplacement permettra sans doute de percer la poche de l’Ellipse insulaire qui concentre aujourd’hui l’activité jusqu’à la saturation afin que cette activité s’épanche et que s’élargisse Strasbourg-Centre en se recomposant de manière multipolaire, en tissant de la ville à sa périphérie et en re-définissant l’archipel de la communauté urbaine.

L’image mentale que l’on a de Strasbourg va changer et le projet urbain à l’œuvre aura pour bel objectif d’étirer jusqu’au Rhin l’ombre portée de la Cathédrale dans laquelle, admettons-le, la ville semble devoir nécessairement grandir.

Strasbourg devient véritablement transfrontalière en rejoignant Kehl et se tourne plus encore vers l’Europe dont elle se désire toujours autant Capitale politique et symbolique mais également en termes d’attractivité, de dynamique urbaine et de rayonnement.

Cette double mutation est en effet à l’œuvre dans une ville institutionnellement et historiquement Capitale, devenant Eurométropole au cœur d’un territoire Rhénan qui propose un excitant réseau de villes partenaires et un faisceau unique et singulier d’opportunités de développement et de construction européenne, autour d’une identité rhénane qui aura su recoudre ce que l’histoire a déchiré. Cette identité rhénane offre un moteur de singularité territoriale qui vaut opportunité dans un monde globalisé et concurrentiel. Pour exister dans le jeu des capitales d’Europe – dans lequel elle tient une place historique et symbolique mais doit sans cesse re-conquérir un statut contemporain majeur – Strasbourg, à qui l’option mégalopolaire est interdite, ne saurait se concevoir autrement que dans une logique de dispositif multipolaire et nécessairement en réseau à l’échelle du Rhin Supérieur.

Une urbanisation accélérée accompagne la mondialisation. Entre prise de conscience environnementale, omniprésence des technologies numériques et redéfinition des modèles de construction politique, les métropoles sont sans doute le principal lieu de synchronisation des mutations. Elles incarnent également les territoires singuliers de résolution des défis qu’il nous faut relever pour inscrire nos avenirs dans la durabilité et le développement des progrès que nous avons conquis.

Strasbourg se trouve ainsi singulièrement face à un défi commun aux grandes villes d’Europe : réussir la mutation imposée par l’époque sans céder à la mécanique de la modélisation des projets urbains, notamment incarnée par le concept de Smart City – synthèse souvent réductrice et hors-sol des problématiques urbaines, modèle quasi reproductible et déclinable sous forme de franchises au point de quasiment pouvoir se passer d’une lecture politique et culturelle de la « fabrique de la ville ».

L’identité strasbourgeoise est multiple et singulière, enracinée et connectée, nourrie de particularismes et d’universel, de mixité et de cohérence ; la ville peut d’autant plus aborder de manière originale la mutation provoquée par l’époque que son centre de gravité est solide et multi-facial.

Nous avons l’opportunité de décréter une époque au cours de laquelle, en intégrant les enjeux de la recomposition des échelles et géographies d’actions (métropoles, grandes régions et régions européennes, mais aussi proximités et fluidités), il s’agira de construire Strasbourg à partir de Strasbourg pour mieux rencontrer les autres et inscrire la ville dans de nouvelles cartographies – parfois dématérialisées.

L’enjeu du projet urbain dans lequel Strasbourg se lance en cette entrée de siècle est bien d’inventer « à la strasbourgeoise » une réponse singulière, ancrée dans le « climat » du territoire, aux défis posés aux capitales du XXIème siècle.

Autant qu’à la raison planificatrice, aux modes de gestion et aux modèles économiques, aux feuilles de route du développement économique et de l’attractivité à niveau international, aux attendus d’une rénovation du mode local de participation démocratique, ce projet urbain doit répondre à la nécessité d’inventer un nouvel « Art de Ville ».

Inventer un Art de Ville au cœur de la mutation de Strasbourg

Cet Art de Ville, synthèse évolutive des mouvements créatifs et participatifs issus notamment de l’émergence d’une société façonnée à partir du « fait numérique », questionne et bouscule les schémas formatés par 150 ans de société industrielle en impactant les comportements individuels et collectifs. Affirmé comme enjeu et dynamique de construction de la ville, puisant notamment sa force dans la phrase de Robert Filliou : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. », cet Art de Ville pose la question du sens dans l’innovation, de l’incarnation de celle-ci dans le « mieux vivre » et le «mieux vivre ensemble ».

Il refuse de réduire le « contrat politique » entre les habitants et la ville au seul rapport entre des usagers d’une ville-prestataire et une Collectivité techno-structure gestionnaire, en direct ou par délégation, d’une offre de services et d’agréments.

Cet Art de Ville s’inventera ici et maintenant ; il s’inscrira pour autant dans le continuum historique et s’articulera en réseau avec les ailleurs, à la faveur des trajectoires individuelles autant que des mécaniques institutionnelles ou planifiées.

Cet Art de Ville sera portuaire et Rhénan. Il admettra et revendiquera en effet enfin de nouveau le Rhin comme élément fondamental de la métaphysique et de l’identité de Strasbourg – à la fois en tant que couloir d’irrigation d’une singularité intellectuelle et culturelle plurielle et comme territoire d’une mystique qui traverse les siècles, dépassant avec grâce la canalisation rationnelle pour transcender les fonctions et contrats dans un récit qui mêle naturels et spirituels. Le Rhin est aussi le lieu dans la ville du rapport au cosmos.

Cet Art de Ville sera Européen, par nature et par désir – affirmé aujourd’hui jusqu’à revendiquer l’optimisme. A la fois carrefour et point cardinal incarné, Strasbourg constitue une porte d’Europe unique en son genre. A la croisée du rhénan axe Nord-Sud et d’un «toujours plus à l’Est», Strasbourg est magnifiquement placée pour rencontrer le monde et, forte d’une identité affirmée, dépasser une insularité mentale que l’histoire explique mais que les faits démentent et qui n’a que trop vécue.

Quelles que soient les puissances qui interrogent son statut institutionnel, personne ne contestera à Strasbourg ce qu’elle fut et ce qu’elle est : un lieu d’Europe constamment irrigué par les flux de ceux qui constituent celle-ci et surtout incarnent sa profonde réalité culturelle, au-delà du questionnement sur son modèle économique et politique ou ses frontières.

Ce sera l’Art de Ville d’une cité de voisins et qui déclinera toutes les échelles possibles du voisinage. Cet Art de Ville s’emploiera ainsi à transcender les différences dans une identité plurielle, à mixer les singularités pour révéler de nouveaux dénominateurs communs, à réinventer la mozaïque comme réponse aux tentations absurdes du monochrome. Il se nourrira des itinérances et bourlingues comme des voyages immobiles et des réseaux intimes qui, autant que les institutionnels, accrochent Strasbourg au monde ; il considérera les uns et les autres comme des potentiels de construction du projet de ville commun.

Par cet Art de Ville, il s’agit d’entendre et faire vivre – parfois même susciter – les rêves et aspirations, les éléments sensoriels et poétiques du récit de la ville – y compris dans les strates enfouies de celui-ci, les imaginaires et la métaphysique strasbourgeoise. Ce ne sont pas là des éléments de décor ou de pittoresque mais le cœur du « vivre ensemble » à l’échelle de notre territoire. Il y a la un fondement de ce qui emmène l’habitant à s’inscrire dans « sa ville » autrement qu’en consommateur, à se sentir partie prenante de la mystérieuse mécanique de celle-ci, à se projeter dans son époque à partir de cette première échelle du vivre ensemble. Cet Art de Ville participe activement d’un « commun singulier » qui articule rapports collectifs et intimes à l’époque et au territoire.

Écrire la ville

Dans cet Art de Ville à la Strasbourgeoise, il s’agira d’admettre les paradoxes de notre ville comme force motrice et non comme problèmes à résoudre.

Ville innovante par tradition – voire par nature, territoire dans lequel « le nouveau n’oblitère pas l’ancien », ville de sens et d’action, Strasbourg inspire les gestes et trajectoires pour peu qu’ils s’inscrivent dans son récit partagé. Ville « lourde » et complexe, parce que nous sommes naturellement lourds et complexes, mais aussi ville d’emballements, Strasbourg nous inspire en nous rappelant sans cesse à ce que nos actes doivent créer de plus grand que nous.

L’époque pourrait nous inciter à fuir ces fondements et, pour peu que nous en ayons les moyens, à profiter, en usagers dopés au ludique, du potentiel qui s’offre à nous dans un foisonnement de propositions spontanées et séduisantes… mais Strasbourg est une ville de sens qui sait lier entre elles les époques qu’elle traverse pour maintenir ce qu’il faut de métaphysique dans les conversations qui peuplent la cité et mettent en mouvement ses forces vives au moment d’écrire son présent et ses futurs.

Peut-être même est-ce la fonction de notre ville…

Le potentiel de contradictions de Strasbourg, la splendide complexité de son histoire que l’on lit à même ses rues, la capacité à transcender les différences que reflète l’harmonie mozaïcale de façades nées de diversités de contextes voire d’antagonismes, l’émouvant entrelacs des trajectoires humaines qui se tutoient sur ce territoire à travers les siècles et au-delà des douceurs et des douleurs, la noble ambition du projet de ville dont le brouhaha strasbourgeois porte les échos, la trame bleue sur laquelle la ville flotte en posant ses éternels et ses avenirs nous empêchent de céder en toute désinvolture aux tentations du déploiement de décors standardisés et de gadgets modélisés. A nous de prendre soin de ce si fragile « cela », non pas au nom de l’histoire et du patrimoine – fut-il intellectuel – mais du monde à vivre, à construire, à fonder peut-être. Strasbourg est un livre qui s’ouvre à ses habitants et à ses visiteurs pour peu qu’ils dépassent leurs mécaniques individuelles ; ce livre met ses acteurs face à un devoir d’inspiration au moment d’y ajouter un chapitre.

L’Art de Ville qu’il s’agit donc de construire aujourd’hui se situe résolument au-delà d’une démarche de projet urbain pour oser en appeler à l’écriture d’un projet de ville. Il introduit le récit et le sensible, la métaphysique et la conversation comme moteurs de développement urbain, ose le beau et la poésie, se préoccupe du climat et des humeurs, de l’intime dans le commun, des interstices et du hacking, du déraisonnable et nécessaire espoir de l’invention d’un monde meilleur ou, en tous cas, d’une ville que l’on aime habiter.